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Le blog de Léo Dumas

Errances... en bonne compagnie

12 Septembre 2011 , Rédigé par Léo Dumas Publié dans #Errances

Temps présent

 

 

Dionysos. Dieu à part s'il en est.

 

Dieu Errant laissant vide son siège tant convoité au sommet de l'Olympe, deux fois né (par une humaine puis par la cou... pardon, la cuisse de Zeus), plus proche des préoccupations mortelles que des intrigues de ses collègues de bureau... plus humain que pas mal d'humains.

 

Symbole sexuel éminent, amant d'Aphrodite, père d'Hymen et Priape, personnage nocturne et trouble opposé au trop lisse Apollon, non-violent mais manipulateur, doux avec les pauvres mais frappant de folie les hommes puissants (et surtout leurs femmes) qui osent le sous-estimer... les points de comparaison avec le "moi" romancé qui écrit ces lignes sont difficiles à ignorer, en bien comme en mal.

 

Dieu de tous les fluides vitaux, de la sève au sperme, inventeur du théâtre, selon la légende et selon une formule bien à lui (le double masque comédie/tragédie qui fascina tant Nietzsche, intellectuel Dionysien s'il en fut), symbole à la fois évident et très subtil, non tant de la pulsion de vie que de son mouvement et de ses cycles, son statut de Dieu du vin relève finalement de l'anecdote.

 

Du moins, c'est ce qu'on se dit quand on a plus de lectures que de vécu.

 

 

Désolé pour l'intro un peu scolaire (encore que, si le scolaire pouvait toujours avoir un tel contenu...). A mon sens, le plus grand drame de l'éducation moderne, c'est que l'on y apprend plus les mythes grecs, alors qu'il y a tout dedans. Ils sont passionnants, foisonnants, accessibles (trouvez-moi un gosse de huit ans qui s'emmerde à la lecture de l'Odyssée), ils ouvrent au rêve comme à la réflexion, racontent la même chose que la bible en moins dogmatique, et contiennent tout ce qu'il y a à savoir sur l'humanité. Toute architecture mentale un peu solide pourrait en faire son premier étage (ses fondations ayant davantage à voir avec l'expérience juvénile, et quel dommage qu'Aristote n'ait pas connu Piaget, bref). En un mot, ils sont indispensables.

 

Entre autres multiples préoccupations, les lignes qui vont suivre ont vocation d'expliquer pourquoi.

 

 

 

Septembre 2004, Cercié

 

"Tête dans l'cep". C'est la première chose qu'on t'apprend ici: il faut se baisser pour trouver du raisin. La vigne ne coopère pas, elle s'affronte.

 

La seconde conséquence de cet axiome est que le mal de dos, au bout de quelques heures, devient un compagnon de tous les instants. Il faut trois jours de douleurs presque intolérables à jeun (par bonheur, tout est prévu pour ne pas l'être) avant que les vertèbres se soudent entre elles, apaisant la souffrance et donnant au vendangeur la démarche simiesque d'un quasimodo alcoolique.

 

La troisième conséquence, on l'a évoqué, c'est que picoler n'est pas une option. Être bourré du matin au soir est une stratégie de survie. Les gens (généralement des filles) qui boivent peu et se couchent tôt n'entrent pas dans la dynamique du truc ; ils râlent, s'emmerdent, souffrent, partent  avant la fin. Ils sont passés à côté de quelque chose.

 

La première conséquence...

 

 

Septembre 2005, Morgon

 

... forêt de culs dressés à hauteur de cime par-dessus les dos plongés au sol, cheptel de promesses charnelles maté goulument par les porteurs à la démarche déjà raide. Soleil, alcool, envie de fête et de débauche, envie d'avoir des souvenirs. Envie de ne pas être con pour rien.

 

Le travail manuel est un enchainement de gestes. Le style y est pour beaucoup. Pas pour des raisons esthétiques, mais parce qu'il faut savoir qui l'on est pour fonctionner au mieux. La productivité est à l'opposé du Taylorisme. L'humain, fut-il un rouage, n'est pas standard. Il doit trouver ses marques, ses propriétés, les gens avec qui l'engrenage qu'il crée est efficace.

 

Le cirque fonctionne de la même façon. Le sexe, aussi.

 

Autour de moi un chant s'élève, une connerie à boire sortie d'une voix éraillée ; chacun suit comme il peut, selon son état et le cœur qu'il a à chanter. Dans une chorale, l'ensemble serait tragicomique. Ici, peu importe, c'est drôle et beau.

 

Je me lève vers...

 

 

Septembre 2006, Cercié

 

...des étendues de vignes bouffant les collines jusque dans leurs derniers retranchements boisés. On dirait qu'elles fuient les plaines. Ce n'est pas faux. Les primes à l'arrachage, la sale réputation du Beaujolais et la flambée de l'immobilier local les en exproprient, et chaque année les maçons prennent plus de place aux coupeurs. Un précaire chasse l'autre.

 

Le Beaujolais. Vingt mille hectares de picole en gestation. Quarante mille travailleurs, étudiants, chômeurs, saisonniers, mecs du coin, fachos ou libertaires, bac+5 ou illettrés, œnologues de salons ou alcoolos à la Kingsbrau ; une société provisoire, un Woodstock annuel ou la merde commerciale des MP3 côtoie...

 

 

Septembre 2007, Saint-Lager

 

...les solos de guitare gitane, la plainte joyeuse des chants de l'Est, le sympathique filet de voix du post-ado bourré qui retrouve ses années Tryo au fil des sets de guitare ; et les chansons à boire, encore, toujours, ces conneries prolétaires que l'on ne comprend bien que bourré. Parce qu'elles sont faites pour ça. Leurs textes s'impriment dans les cortex saturés d'éthanol comme un rythme de teuf sous ecstasy, comme un solo de jazz dans les neurones d'un cocaïnomane. La musique a sa propre sagesse, à laquelle la folie des drogues donne souvent son vrai sens. Les sobres ne comprennent pas pourquoi l'Anglais chope des morpions. Les vendangeurs et les amis des troisièmes mi-temps, si. C'est parce qu'à la fin de la chanson, on est tous Anglais.

 

Pour la quatrième année, je termine la campagne sur la biture de ma vie. Pour la quatrième année, j'ai joué Les punks de chez moi, fait faire un salto nasal à ma guitare, braillé du Noir Désir, conspué la rue két', massacré les Ogres, parodié System of a down. Pour la quatrième année, je suis bourré, et tellement heureux de l'être.

 

Pour la quatrième année, une femme me prend par la main, m'entraine...

 

 

Septembre 2008, Fleurie

 

... vers le dortoir, ou la suite se passe comme dans une tanière, comme dans les documentaires du national geographic, bref, comme elles devraient toujours se passer si l'espèce humaine n'avait pas cette putain d'obsession de la lutte des classes.

 

A mort, l'imaginaire sépia de la gosse de riche en robe Dior. Va chier, Champagne, vin de snob dégueulasse qui gâte le gout de tout le reste. A la poubelle, le luxe et son érotisme de parvenus. Ici, on est entre animaux, enfin. Ma chair et la tienne, poulette, ont des choses à se dire. Trop tard pour le paquet cadeau, sauf si c'est du poil. On ne jouera pas les m'as-tu vu quand je baise, on suivra les conseils de monsieur Brassens: comme un bouc, un bélier, une bête, une brute.

 

Bref, on va baiser. Vite, et bien. Et on va recommencer, si ça nous a plu. Ça tombe bien: ça nous plaira.

 

 

Septembre 2009, Lambesc

 

Le lendemain matin, c'est cinq minutes d'horreur. Trente, les mauvais jours.

 

Émerger. Faire un check-up interne. Parait que certains ressentent la douleur physique en premier. Je les plains. Moi, je ressens l'envie de remettre le réveil, ou, au pire, une sévère gueule de bois due au manque de flotte.

 

Imprudence dangereuse. Les matinées sont dures, dans les rangs, quand le crane dit stop.

 

Deuxième phase. On est debout, à poil, à six heures du mat'. Il faut remettre les fringues de la veille ; pas question de mettre toute sa garde-robe dans cet état. Alors, on se glisse, à peine éveillé, dans cette chose froide et gluante de mout de raisin qu'on appelle encore par dérision un futal. Certains neurones rescapés nous soufflent qu'on est en train de revêtir une version portative de la souille de Robinson ; c'est pas faux, répond le reste du corps. Et alors?

 

Bonjour, les gens. Oui, du café, avec plaisir. Et des tartines, aussi. Les plus hardcore sont déjà au rouge. En hommage à notre défunt instinct de survie, on ne les imitera pas.

 

Les regards sont tendus, avec la fille de la veille. On sait ou on est. On sait que la vie de tous les jours n'a rien à faire ici. Pourtant, c'était bien... pourtant, le quotidien lui-même pourrait être aussi simple... si on voulait...

 

Quelqu'un me tend le cruchon de rouge. Oh, allons-y, après tout. Tant qu'à ne pas être lucide, autant ne pas l'être à fond.

 

C'est l'heure...

 

Septembre 2010, Quincié

 

... des blagues de cul dans les vignes, du mouvement infini de la main vers la grappe, de la grappe dans le seau, du seau dans la hotte ; nulle part ailleurs qu'ici les heures ne passent si lentement, ni les jours si vite. De glaciale, la matinée devient brulante aux premiers rayons de soleil. Ou alors, c'est la lente horreur des gouttes de pluie sous le K-way couleur kaki, ou Saturnin, au choix. Je préfère Saturnin, c'est plus gai.

 

Pas mur. On jette. Pourri. On balance. A point. On met dans le seau. Plus de place. Porteur, au secours. Ne surtout pas compter, ne pas rentrer dans le quantitatif du truc. J'ai vu des mecs devenir fous pour moins que ça.

 

Dedans, ça grouille. L'agriculture chimique a bousillé les sols des vignes aussi efficacement qu'une projection de napalm, pourtant la vie s'accroche. Les araignées guettent la valetaille des insectes nettoyeurs, qui eux-mêmes cherchent les grains pourris ; parfois, une tige à moitié vide atteste du passage d'un gros machin: un lièvre, ou un merle.

 

Plus rarement, sur les hauteurs ou subsistent quelques arbres, on a droit à des miracles ; un envol de grives au beau milieu des rangs, la lente fuite d'une mante religieuse, le passage d'une buse esseulée. Rien comparé à l'extase organique d'une vigne bio. Mais le paysan Beaujolais a un gros défaut: il croit dans le passé.

 

Et ne lui en déplaise, le temps passe...

 

Septembre 2011, Saint-Lager

 

... pour me ramener à cette putain de coopérative ou j'ai du mal à ne pas me demander ce que j'y fous.

 

Je voulais pas y aller, moi, à ces vendanges. J'étais pas en état pour ça. Pas en état pour grand chose. Débarqué ici à l'arrache avec le camtar, heureusement que lui au moins est fiable, pour le plan foireux d'une pote qui finalement n'a pas abouti ; et me voila sans un, à quémander du taf à des vignerons qui s'en foutent, leurs équipes remplies par la crise et par de foutus incompétents venus d'agences pôle emploi qui ne savent plus quoi en faire.

 

Du calme. Léo, t'es un as de la triche. Prouve-le. Je te donne deux heures.

 

 

Retour au présent

 

Finalement, une heure suffira. Croiser un pote de potes. Lui glisser quelques mots-clés dans la conversation. Lui arracher le numéro d'un mec de sa famille. Se servir de son nom comme pied-de-biche pour intégrer une équipe. Bienvenue chez Ravier, esclavagiste ordinaire parquant ses saisonniers de fortune dans une salle mieux indiquée pour y faire une crypte. Merci encore aux ouvriers anonymes qui ont créé la Léomobile, ce havre de paix égoïste que je n'ai jamais tant apprécié qu'à une dizaine de mètres de ce ghetto provisoire.

 

Ambiance mollassonne. Le rythme de travail est robotique, les pauses indignes de ce nom, et le sacro-saint pique-nique de neuf heures du mat' n'existe pas ici. Conséquence évidente, les employés sont nazes le soir, moi le premier.

 

Ah, mais non, hein. On ne va pas en rester la.

 

L'être humain est stupéfiant dès qu'il a volonté à quelque chose. La mienne est de trouver de la vie, quelque part au milieu de ce rien. Je vadrouille. Je fais les équipes voisines. Je fais les bars, à la population décimée par l’avènement des machines à vendanger. Dur, de se rendre compte que l'on exerce un métier en voie de disparition... je n'ose imaginer le choc pour ceux qui n'en ont pas d'autres.

 

Pourtant, je trouve. Merci. Merci à Thomas, Robin, Niels, Nico, Cédric, à mes deux loulous Charlène et Sam, merci à Coline qui saura pourquoi, merci à Vincent et Adélaïde, merci à Max même si c'est un con, merci à Fabien même s'il psychote grave, merci à Léa qui ne lira pas ces lignes, merci, encore et encore merci, à toutes les traces de vie intelligente que j'ai trouvé sur ma route.

 

Intelligente... non, même pas forcément. Mais, de vie, oui, sans conteste.

 

Mes trente ans approchent à l'horizon tels l'aileron des dents de la mer, et je m'en fous. Cette chaleureuse débauche me prouve que loin d'être un vieux con, je suis plus jeune que pas mal de jeunes. Et qu'heureusement, d'autres jeunes plus ou moins jeunes me suivent dans cette voie du joyeux non-devenir, de la non-réussite assumée, bref, de la vie vue comme autre chose qu'une accumulation de lieux communs. Une dernière fois, merci.

 

Mais j'effleure à peine le sujet...




Libourne, Aout 2010



"J'ai vu beaucoup plus d'hommes ruinés par le désir d'avoir une femme et des enfants que par l'alcool et la débauche." (William Butler Yeats, génie Irlandais.)


Le seul son capable de décrire la situation présente doit ressembler à quelque chose comme "Urgh".

On dirait un nom de ville Sumérienne. Marrant. A croire que les Anciens nommaient leurs cités d'après le résultat de leurs gueules de bois.

Ahah.

Tiens, je ne suis pas dans ma tente.

Qu'est-ce qui s'est passé, hier s... ce mat... euh, tout à l'heure?

Ah oui. Louve. Il me semble que ça a fini avec Louve.

Et ça a commencé... ça a commencé comment, déjà?

Ah. Voila le coupable. Son contenant, tout au moins.

Fauteur de troubles, organisateur de désordre, croquemitaine des neurones, dissolvant à cortex, Attila de la bienséance, Margaret Thatcher de la dignité humaine, Jack l'éventreur de synapses...

Je vous présente le rhum arrangé.


C'est bien la peine d'être dans le Bordelais pour se lapider le cerveau avec un tel fléau de santé public, tiens. Heureusement qu'on ne joue pas aujourd'hui...

Merde, on joue, aujourd'hui. Quatorze heures square Berdaneau, juste à côté du Teatro gestual de Chile et de leurs géniales interventions routières*. Si le camarade Pierrot a moitié autant bu que moi, la flotte nécessaire pour réaliser cet exploit va se compter en jerricans.

Putain de trentaine, je te sens venir en des matins comme ça...


Tiens, une jeune fille en tenue légère. Eh, minute, c'est pas avec elle que...

"Euh, on s'échange nos tentes?", me dit-elle dans un sourire gêné.

Ah, OK, compris.

Je sors une vanne gentille de circonstance, m'extrais le moins impudiquement possible de sous son toit provisoire, et rejoins ma propre casbah vingt mètres plus loin.

Il est dans les midi. Le camping entier a l'air d'avoir mal aux cheveux.

En rentrant sous la toile déjà en surchauffe, je tombe sur l'ami Pierrot. Sur un peu plus de lui que je ne souhaitais en voir, à vrai dire.

"Salut. T'as croisé S.?"

"Ouais. T'as croisé Louve?"

"Ouais, elle est venue chercher son futal".

On se regarde, le temps de dissiper les dernières brumes des souvenirs de la veille.

Puis on éclate de rire.


*Vous connaissez pas? Jetez un œil sur leurs vidéos. Ces types sont merveilleusement dingues**.

** Ouiiii, je sais, les vidéos de mon propre taf se font attendre. Patience...



Grenoble, temps présent


"Les hommes sont comme les vins : avec le temps, les bons s'améliorent et les mauvais s'aigrissent" (Cicéron, Philippe Séguin de son temps)


Aucune forme de camaraderie au monde n'est plus précieuse et réjouissante que celle qui lie deux joyeux voyous en quête d'ivresse, de cuisses légères et de souvenirs heureux.

Aucune forme de camaraderie au monde n'est plus fragile.

Pierrot ne lira pas ces lignes. L'une des jolies protagonistes évoquées plus haut finira par foutre, bien malgré elle, plus de bordel dans sa vie qu'il n'était capable d'en assumer; il a réagi comme je l'aurais fait: en cautérisant. D'ami de dix ans, je suis devenu après sa fuite une ombre d'un passé qu'il souhaite oublier.

La liberté a un prix. Faire des choix, c'est toujours s'exposer aux regrets. Je regrette ce type.

On aurait pu faire preuve de sagesse. On aurait pu accepter nos faiblesses, les prendre en compte chez l'autre, cesser d'être paillards à tout prix.

Mais jamais on n'aurait supporté d'être traité par un frère d'armes avec condescendance.

La liberté a un prix, et c'est d'en vouloir davantage.

Jusqu'à ce que les normes sociales -c'est leur rôle- y mettent le hola...


... ou en étais-je de cet article, moi?

Ah oui. Dyonisos, qui a la gentillesse de se rappeler à mon bon souvenir à la faveur d'un voyage en Irlande ou j'ai failli, horreur!, ne pas prendre une seule cuite digne de ce nom, en une semaine au pays des ivrognes philosophes. Ce n'y fut pas la moindre de mes déceptions*.

Pourquoi l'alcool? Est-il possible d'expliquer, sans sombrer dans la beauferie la moins recommandable, que se pinter la gueule au moins aussi régulièrement qu'on tire un coup relève de l'hygiène de vie élémentaire?

Commençons par le commencement, c'est à dire par la biologie.


Les bestiaux sont des gros camés. L'éléphant, qui compte parmi les esprits les plus brillants de cette planète, est connu pour son usage régulier des racines d'iboga et des fruits de l'Amarula, qu'il partage avec tous les herbivores de la savane dans d'incroyables beuveries inter-espèces -je soupçonne nos lointains ancêtres d'avoir inventé le fou-rire en observant l’irrésistible spectacle d'un babouin avec la gueule de bois. Le plus étonnant est que les prédateurs ne profitent que rarement de cette occasion pour choper des proies faciles, comme s'ils respectaient une sorte de trêve...

Plus près de chez nous, les cervidés abusent chaque printemps de bourgeons fermentés, donnant souvent du fil à retordre aux autorités rurales, surtout dans le Nord ou les élans peuvent afficher un bon 700 kilos. En Australie, grosse productrice de morphine, on a souvent affaire à des wallabies défoncés en provenance d'un champ de pavot voisin. Et je n'apprendrai pas aux festivaliers possesseurs de chiens combien il est inutile de chercher à les dissuader de picoler ou gober tout ce qui traîne par terre...

L'éthanol est la reine des drogues. Plus ancienne molécule complexe de l'histoire de l'univers, produite comme elle respire par la première levure venue, efficace sur n'importe quel système nerveux -à part celui du ptilocerque de Malaisie, pour une raison mystérieuse-, sa consommation est universelle depuis bien avant le premier crétin d'Homo Sapiens capable de juger que boire, c'est mal.

L'homme est naturellement saoul, c'est la société qui l'a perverti.

Comme le sexe, avec qui elles ont décidément tout en commun, les substances psychoactives font l'objet de la surveillance étroite de ces gens tout aussi étroits que sont les religieux dogmatiques. Malgré la chance de n'avoir pas subi l'interdiction formelle de picoler**, l'Européen du moyen-âge se tapera tout de même un nombre incalculable de sermons sur l'ébriété, principalement pour des raisons d'oisiveté-mère-de-tous-les-vices; autrement dit, si l'on dissuadait Bebert le laboureur de trop téter la dive bouteille, c'était pour qu'il reste productif et continue de bosser, cette grosse feignasse***.

Bon, ne caricaturons pas trop: bien sur, que la picole est aussi un vrai problème de santé publique. Encore aujourd'hui, mes racines Altiligériennes (j'ai grandi dans le deuxième département le plus bourré de France) et le peu que j'ai vu des villages de néo-serfs Est-Européens me suffisent à nuancer mon propos sur les vertus libératrices du Jaja, surtout gavé de sulfites; mais (s') interdire l'alcool au nom des ravages de l'alcoolisme, c'est aussi crétin que le président Kényan appelant à l'abstinence de tout le pays pour enrayer l'épidémie de Sida****.

La vérité, c'est qu'on a tous besoin de se déconnecter de temps à autre. Comme disait le père Hugo, quand l'âme à soif, il faut qu'elle se désaltère. Fut-ce dans du poison...



* Voir mes dernières Errances, qui d'ailleurs ne méritent guère ce terme.

** "Chance" n'est pas le mot juste. En ces temps ou le tout-à-l'égout se nommait "rivière", la dysenterie due à l'ingestion d'une eau systématiquement non potable était l'une des principales causes de mortalité en Europe. L'autorisation de produire vins et bières relevait moins du hasard que de la nécessité; de même qu'il ne faisait pas bon bouffer du porc sous les climats ou l'Islam s'épanouit, les pauvres bêtes étant fort sensibles à divers parasites locaux...
Quand un livre saint se met à faire preuve de bon sens, la sagesse populaire n'est jamais très loin.

*** J'explique plus en détail la stratégie médiévale du travail obligatoire dans la conférence gesticulée "l'appel du 39-49". Pour la voir près de chez vous, harcelez votre salle de spectacle habituelle.

****Authentique. Daniel Arap Moi l'a fait en 2001. Encore maintenant, les campagnes de prévention en Afrique Protestante prônent davantage l'abstinence que la capote, avec la réussite qu'on imagine.



Saint-Jean-d'Ardières, septembre 2010


"Le travail est le fléau des classes qui boivent."
(Oscar Wilde, génie Irlandais)


C'est bien la première fois que je suis content de prendre une douche froide.

L'adorable blondinette cause de ce contentement se sèche avec savoir-faire, entendez par la qu'elle rend puissamment érotique le moindre mouvement de sa serviette juste pour le plaisir de me faire plaisir. Le don des Suédoises pour passer à leur guise d'une dignité glaciale à une sensualité de sauna m'a toujours stupéfié, à croire qu'elles apprennent ça à l'école; le conditionnement social peut prendre les formes les plus inattendues.

On ne s'est même pas tourné autour. Je t'ai servi d'interprète par défaut dans ce pays désespérément monoglotte, le temps que tu ajoutes le Français à ton impressionnant palmarès -six langues à présent, une pour trois années de ta vie. Ton dévorant désir de découverte nous a amené, de reconnaissances en expéditions, au bord de ce petit lac paumé, à dix minutes et des années-lumières des odeurs de moût de raisin et des corps en fermentation de nos collègues de vendange.

Nos carcasses, bien décidés elles aussi à ne pas vivre en spectatrices, ont fait le reste toutes seules comme des grandes, en habituées de l'extase épargnées par les fléaux modernes de la peur de l'autre et de la honte de soi; jouissez sans entraves, disait Mai 68. Gloire aux corps sans entraves, gloire aux femmes libres.

Allez, file, va. On a bien rigolé. Un beau souvenir en tête, pour l'un comme pour l'autre. Mais ce n'est pas ce que tu veux.

Ce que tu veux, c'est le grand niais à lunettes en train de cuver sa bière dégueu non loin d'ici, et qui ne t'approche que du bout des lèvres malgré tes appels du pied à réveiller un mort de froid. Et tu l'auras, va, je me fais pas de souci*.

Au bout du compte, mesdames, c'est vous qui décidez. On le sait bien, et ça nous terrifie. Voila pourquoi le Patriarcat, voila la vraie raison de la domination masculine: tout faire pour que vous n'en preniez pas conscience. Le prêtre barbu est le buisson dérisoire qui cache la forêt de la Déesse-Mère.

La dualité est une constante majeure de cet univers; honte aux monothéistes, qui ont fait une opposition de cette complémentarité fondamentale...

Hmmm. Je reconnais ce genre de pensées. Début de déprime post-radada. Moi, ce qu'il me faut, c'est une bibine.


On rejoint la troupe, sous l’œil mi-narquois mi-envieux d'une presque tonne de chromosomes Y; un peu à l'écart, le seul couple de l'équipe fait semblant de rien, même si je sens le bonhomme prêt à pisser autour de sa copine pour marquer son territoire. "Ça va, les copains?", demandé-je en pestant intérieurement: le pack ramené hier soir est déjà vide, et je ne vois nulle trace de la p'tite sœur.

C'est ma septième vendange, autant dire que je suis chez Mémé. En d'autres ZAT plus aguerries**, les indélicats pillant les réserves communes sans faire les courses derrière auraient pris au cul toute une collection de chaussures avant d'avoir eu le temps de s'asseoir; ici, je ne peux guère faire mieux qu'un haussement de sourcil. C'est que, travailleur, je suis le seul à l'être ailleurs que sur une ligne de contrat.

Étudiants rodant leurs foies en vue de leur prochaine soirée d'intégration, chômeurs en fin de droits qu'on a obligé à venir, et locaux titubants regardant tout le reste de haut sans daigner nous accorder leur présence aux soirées***; on n'est pas près de réinventer le kolkhoze. J'en suis à peine à leur faire rentrer dans le crâne que quand tu finis ton rang dix minutes avant les autres parce que je suis venu t'aider, duconneau, tu vas leur filer la main, aux autres, au lieu de les regarder faire le cul dans l'herbe; de la à ce qu'on organise l'achat de binniouzes potables de manière participative, alors que des fonds de tonneau de Jaja imbuvable sont en libre service... autant réclamer la semaine de trente-deux heures au MEDEF.

Heureusement que je suis un foutu tricheur...

A défaut de kholkhoze, l'autocratie reste une solution vivable.

Ou ai-je planqué ce pack de réserve, déjà?



* Ça n'a pas loupé: elle l'a eu. Ils sont toujours ensemble à l'heure actuelle, aussi épanouis qu'on peut l'être. Si vous me lisez, les copains: vara glad.

** Dans l'ancienne acception du terme: Zone d'Autonomie Temporaire. C'est ce qui définit le mieux une communauté provisoire de travailleurs; quand elle fait l'effort de s'autogérer, tout au moins. Les gros patrons Beaujolais l'ont bien compris, qui maternent leurs précaires pour mieux en faire des outils... en attendant que les vrais outils soient plus rentables.
Ce qui résume en gros un siècle d'histoire du capitalisme.

*** Il m'a fallu cinq jours avant que ça change. Deux pour qu'ils renoncent à me rattraper dans les vignes -les jongleurs, habitués des mouvements ambidextres, ont un avantage considérable sur les autres coupeurs-, un pour leur apprendre à chanter à la tierce le chant des Allobroges, le reste à feindre de me faire coucher à l'apéro.
Les cœurs paysans s’attrapent en fermant sa gueule, en montrant qu' "on en a", et surtout en cachant qu'on en a plus qu'eux; leurs épouses l'ont parfaitement compris.



Retour au présent


"Le vin étant fait pour unir, il n'y a plus de sexe opposé, l'un fort, l'autre faible, car, ensemble hommes et femmes peuvent faire des choses merveilleuses" (Peter Ustinov)


Tant de mes écrits sont un haussement d'épaules, devant l'état dans lequel on a mis l'humanité. On pourrait croire que je m'attaque à tout ce qui bouge, quand jamais mes cibles ne sont individuelles; je déplore les groupes sans union, les clans sans mémoire, le grégaire sans conscience. Pas les gens. Les gens portent les symptômes, pas la maladie.

N'allez pas penser que j'ai méprisé ces types. Je ne passerais pas tout ce temps à écrire sur eux. J'ai grandi comme eux, comme tout le monde, aveugle et enfermé, et ne me suis pas réveillé un matin en me disant "tiens, si j'ouvrais les yeux et tapais aux barreaux?"; j'ai juste connu, chose déjà rare dans la Chiraquie de l'époque, plus d'influences émancipatrices que flatte-couillons; je le dois davantage à d'heureux hasards et une bonne dose de misanthropie qu'à d'hypothétiques qualités humaines au-dessus du lot.

Ce n'est pas le beauf qui me fout en rogne, c'est le mec qui forge ses idées.

Une fois réglés les petits détails logistico-humains évoqués plus haut, cette saison-là fut un tel délice que j'y ai rempilé trois semaines, le temps de mettre une partie du domaine en conversion bio avec les plus acharnés; c'est que deux grammes dans le sang à longueur de temps, c'est le meilleur catalyseur social qu'on puisse imaginer. La fraternité humaine est une histoire de dénominateur commun; il est difficile d'imaginer un dénominateur plus commun qu'un type bourré.

Qu'on ne me parle pas de truc de macho. Rien n'est paillard comme une fille qui se lâche, rien n'est agréable comme une tribu mixte jouant de concert au ball-trap avec ses synapses. C'est ça, l'origine de l'espèce; une bande de singes irresponsables, heureux de l'être, heureux de l'autre, qui trouvent ensemble leurs plus beaux élans créatifs au plus profond de leurs bassesses. L'humain n'est pas un singe debout; c'est un singe couché, un singe qui rêve.

Et pourquoi croyez-vous que tant de grands artistes aient été des camés sans espoir de retour?

L'alcool est un moyen de réagir à la vie, disait Morrison avant d'en mourir...

Le singe debout, c'est l'homme civilisé. L'homme responsable. L'homme qui a décidé de croire que tout cela allait quelque part. C'est le Plan Divin, c'est l'organisation sociale et l'inévitable exclusion qui va avec, c'est la Destinée Manifeste des États-Unis (bouffer de l'Améridien jusqu'à la côte Pacifique), c'est toutes les formes de domination et d'impérialisme. C'est le Lebensraum de Rudolf Hess, et j'emmerde le point Godwin...

Bref, le singe debout a un projet. Le singe qui rêve n'a que des désirs. Ces deux visions de l'humain sont irréconciliables.

Nous sommes dirigés, depuis les débuts de l'histoire urbaine, par les fondeurs de projets. On voit ou ça nous mène.

Le Yanomami moyen et ses quarante ans d'espérance de vie a-t-il une existence moins riche que le député socialiste, le cadre commercial itinérant, ou le directeur des ressources humaines d'une quelconque multinationale de La Défense, pour citer des exemples typiques de ce qu'on nomme "réussir sa vie" sous nos latitudes? Je pense connaître la réponse: mon cul. On a fait de nos vies une monstrueuse compétition de tout le monde contre tout le monde, tout ça pour que même ceux qui la gagnent aient des quotidiens merdiques...

La question se pose donc le plus sérieusement du monde, de savoir si glander au soleil en prenant des bains de pinard n'est pas un tantinet préférable à toutes ces conneries.

Rousseau ne disait pas autre chose. "J'ai toujours remarqué que les gens faux sont sobres" , affirmait-t-il d'ailleurs...


L'alcool, c'est ce qui nous remet en contact avec cette réalité.



Libourne, la veille au s... le mat... euh, un peu avant.


"Le simple geste d'ouvrir une bouteille de vin a procuré plus de bonheur à l'humanité que tous les gouvernements de l'histoire mondiale." (Jim Harrison, génie d'origine Irlandaise)


Tu es qui, toi? Lucile. Ok, enchanté Lucile.  Moi c'est Léo. Tiens, goûte ça et fais tourner la bouteille.

Tu fais quoi dans la vie... ah ouais? ça a l'air sympa. Ben moi, je...

Tu cherches du taf... les vendanges le mois prochain, ça te dit? Nickel.

Une pote à Louve? Cool. J'aime bien les potes à Louve. J'aime bien Louve. Elle est ou, Louve?

Ah, en train d'embrasser Pierrot. Cool. Ça fait plaisir de voir qu'il s'amuse.

Tu dis quoi, Lucile? Une pote de la fille dans mes bras, aussi*. Ah ouais, t'es de Lille, en fait?

Putain, si les filles sont toutes comme ça chez vous, je vais sérieusement envisager d'y faire un bout de vie**.

Tiens, y a S. qui fait un peu la tronche. Hmmm. Pierrot et son art consommé de jouer au bowling avec les sentiments féminins. Je devrais peut-être le prévenir qu'il déconne un peu.

Oh, pis merde. On est bien, par terre, et ce rhum est une réussite. Je vais pas jouer les père la censure. Pas moi, surtout pas maintenant.

Elle est chouette, cette minette, en plus. Pis celle-la aussi. J'aime beaucoup ces gens. Pas connes, pas farouches, de la tchatche, du répondant, et belles comme la femme de personne -jamais aimé la phrase de Pagnol à ce sujet, je préfère ma version. Moi aussi, ça faisait longtemps que je m'étais pas autant amusé.

Faut pas grand-chose, dans la vie, les copains.

Pourquoi on ne se contente pas de ça?

Créer des choses? Pfff. Presque tout ce que j'ai créé d'intéressant a une ou plusieurs soirées de biture parmi ses géniteurs. Les sobres copient, adaptent, bricolent. Il faut être saoul pour oser de nouveaux mélanges, même si c'est pas toujours une réussite, surtout en cuisine.

On pourrait juste vivre comme ça, tout le temps. Arrêter de projeter. Arrêter de bosser. Arrêter de s’inquiéter pour l'avenir. Ça laisserait du temps pour tellement de choses.

Tiens, j'ai plus personne dans les bras, et Lucile pique du nez.

Je la réveille le temps de prendre son portable -faudrait pas que j'oublie de la rappeler, pour ces vendanges***, et vais faire preuve de loyauté envers mon poteau, parce que la, S. tire franchement la gueule.

Je croise à mi-chemin une Louve toute contente de me voir, et...

...le suite ne regarde qu'elle, Dyonisos, et moi.

J'ai clairement illustré mon point de vue, non?


Libertairement votre.

Léo.



*Pas moyen de retrouver son nom. Honte à moi. Dire qu'elle était parfaite, c'est faire trop d'honneur à la perfection.

**Je l'ai fait, six mois plus tard. Ça a donné les Brèves de Cirque. Vous jugerez vous-mêmes.

***Je l'ai fait aussi. La suite de l'histoire ne sera jamais écrite. Celle-là, je la garde pour moi.


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