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Le blog de Léo Dumas

Carnet de saison

"La même règle autodestructrice du calcul financier régit tous les aspects de l’existence. Nous détruisons la beauté des campagnes parce que les splendeurs de la nature, n’étant la propriété de personne, n’ont aucune valeur économique. Nous serions capables d’éteindre le soleil et les étoiles parce qu’ils ne rapportent aucun dividende."

 

John Maynard Keynes.

 

 

 

 

Je regarde la Vanoise depuis mon nid d'aigle Doucerain tout en lisant ce texte, et quelques autres dont se régale ma conscience politique trop souvent mise à la diète ces temps-ci. Le manteau neigeux autour de moi, fort conséquent mais fragilisé par la pluie et les températures trop douces, fond à vue d’œil, transforme le domaine skiable en chamallow, et surcharge dangereusement l'Isère en contrebas.

 

Un camion Pomona me passe sous le nez, venu livrer la merde que je boufferai cette semaine ; je préférais le véhicule précédent, chargé du tri sélectif.

 

Hier, un pote guide de montagne a entrevu un loup, à quelques kilomètres d'ici. Suradaptée aux environnements hostiles et plus que bienvenue dans les milieux forestiers ou le gibier pullule faute de prédateur, la bestiole n'a guère de mal à faire son discret come-back tant que les chasseurs ne s'en mêlent pas. La nature reprend toujours ses droits, quand on s'abstient de les lui piquer ; belle leçon.

 

Un couple de grands corbeaux se croasse des niaiseries prénuptiales au fil des courants aériens. Sur la terrasse en face de moi, un couple de vacanciers fait à peu près la même chose. Ça sent le farniente et la sérénité.

 

On ne doit pas craindre la fin du monde. Le monde, c'est comme la calomnie, il en restera toujours quelque chose.

 

Le seul truc qu'on est capables de détruire, c'est nous-mêmes.

 

 

Doucy, 22 janvier 2013

 

Derniers vagissements dans le lent va et vient de l'antique poussette. « Elle dort mal », m'ont dit les parents ; tu parles. L'altitude, le changement de rythme et l'empathie avec les autres bébés en ont maté de plus coriaces. Le temps de penser cette phrase, et le sommeil la gagne.

 

Ils sont les adultes des années 2040, pourtant leurs noms sonnent rétro. Louise, Marius, Loretta, Esther, Gabin, j'en passe et des moins fashion. Le monde étrange des usagers de village-vacances a un côté vieille France parfois tendancieux, mais pas toujours désagréable.

 

J'aime être à la sieste des gamins. La vie en montagne m'a réappris à être à l'écoute de mon corps, et en début d'après-midi, mon corps veut du calme. Mon esprit, toujours ravi de pouvoir se faire son petit cinoche, apprécie ce rôle de sentinelle des rêves naissants, mère louve assoupie mais l'oreille tendue, prête à égorger quiconque osera déranger ses louveteaux -généralement l'un d'entre eux.

 

Les premiers cauchemars. La faim, le froid, la merde. Les pleurs d'un des leurs, si contagieux. Le bruit des parents indignes foutant le bordel à ma fenêtre. La maladie, omniprésente dans leurs organismes en rodage. La pousse des dents, si terrible qu'on dit qu'un adulte éprouvant à nouveau cette douleur n'y survivrait pas. Tant de choses peuvent nuire à ce sommeil dont ils ont vitalement besoin.

 

Voila de quoi je suis le gardien. C'est beau, non ?

 

Un toc-toc se voulant discret interrompt mes réflexions sur ces petits d'hommes qui en savent déjà tant sur la condition humaine -peut-être même plus que nous, qui avons si bien appris à oublier... c'est bien sur une de mes anims, venue me poser une énième question con. La condition humaine, celle-la, ça la dépasse un brin.

 

Un mois que je bosse avec, et je n'ai toujours pas décidé si j'aimais ou détestais mon équipe, mon indispensable ex-chef exceptée* ; autant elles sont capables d'une bonne volonté des plus touchantes (et d'une certaine compétence professionnelle, soyons pas injuste), autant leur manque de sens gestionnaire et leur incapacité à interpréter correctement une putain de consigne écrite m'amène régulièrement aux frontières de l'ahurissement et de l'envie de gueuler.

 

Sauf que je ne peux pas gueuler. C'est pas moi. Enfin, c'est pas Léo.

 

Je vais vous confier un secret professionnel : j'utilise la magie. Une magie toute simple et très ancienne, dont l'usage a donné naissance au mythe du joueur de flûte et à bien d'autres ; la sagesse populaire la nomme le pipeau, les gens de lettres la truculence. Le principe -quand on s'en sert avec de bonnes intentions- en est le suivant : être sa propre marionnette. Créer un personnage tellement artificiel qu'il rejoindra, par l'autre côté, une certaine forme d'authentique, un vivant symbole de quelque chose qui parle aux gens et les invite à le suivre. Les enfants, biologiquement programmés pour détecter à des kilomètres tout ce qui peut leur servir de repère, s'y laissent prendre à tous les coups. Un peu de pratique suffit à transposer ce modèle sur des adultes qui ne fonctionnent pas si différemment, surtout en vacances.

 

Sauf qu'il ne faut pas casser le pantin. Il ne doit pas se mettre en colère. Il ne doit pas se montrer chiant. Et il ne doit jamais, jamais faire peur. Sinon, le charme est rompu. Ma petite manie du surnom porté en étendard est une aubaine, ici : l'enjeu, c'est justement de ne surtout jamais être soi-même.

 

C'est la qu'est tout le problème, dans l'interminable labyrinthe mental d'une pleine saison d'hiver. Certains voient la vie de saisonnier comme une version light de la légion, un truc ou ils sont hors de portée de la vie « réelle » et des échecs qu'ils y collectionnent ; ce n'est pas toujours faux.

 

 

Mais pour qui a faim d'existence, la vie offre toujours à bouffer. Et pas toujours du très digeste...

 

 

*Tu vois, je dis pas que du mal :p

 

 

 

Moutiers, 29 Décembre

 

 

Ça ne durera pas.

 

« Tu serais mieux avec une minette de vingt ans », m'a dit un soir celle qui m'a exilé en cette vie de second choix* ; deux ans et quelques tentatives plus tard, on ne peut pas dire que ça se confirme.

 

Elle est gentille, hein, cette petite Bretonne. Alcoolo comme beaucoup de Bretonnes. Abîmée, comme beaucoup d'alcoolos. Un peu chiante, comme la plupart des abîmées. Prévisible, quoi. Et juste assez bandante pour que je m'en fiche, sauf que ma libido, qui a connu plus motivée, s'ennuie elle aussi en compagnie de la donzelle ; faut la comprendre, le succès l'a rendu exigeante, elle fera d'ailleurs moins la difficile dans une dizaine d'années, mais passons.

 

Captain mort de faim** a passé la station aux rayons X, à la recherche de nouvelles aventures ; le tour a été vite fait. A part une amie potentielle au minois fort agréable, mais jalousement gardée par un pote dont je doute d'ailleurs des chances, pas grand chose à se mettre sous la dent et autres organes utiles au bonheur terrestre...

 

...bon, évidemment, il y a V.

 

 

 

* Je sais. Faut que j'arrête de l'évoquer sans vraiment oser parler d'elle. Je vous raconterai Axelle, un jour, c'est promis. Mais je ne suis pas prêt.

N'oubliez pas que tout au fond de moi, je ne suis pas Léo. Léo est en tungstène, il est fait pour ça. Elle l'a très bien compris, elle a tapé pile la ou je ne sais pas encaisser : sur le vrai Moi, que j'ai fait la connerie de lui livrer en pâture.

Et si j'ai échappé à ses mâchoires de mante religieuse, je n'ai pas encore fini de panser mes plaies. Avis à d'éventuelles infirmières...

 

**Je me lasserai jamais de ce surnom si cartoonesque... une fois encore, merci Seb !

 

 

 

Valmorel, 19 janvier

 

 

Il était quand même balèze, Jésus. Marcher sur la flotte, même sous forme neigeuse et avec des raquettes, c'est pas une partie de plaisir.

 

Bon, en fait si, c'en est une. Deux heures de cette semi-galère aventureuse, avec V. derrière qui s'efforce de ne pas se péter la gueule, ça vous donne l'impression d'être dans un remake hivernal de « Jeux d'enfants » ; pas déplaisant. J'ai surpris son regard en coin, quand je lui ai annoncé m'être séparé de la Bretonne ; le chemin qui nous attend ensemble ne se résume peut-être pas à un tas de poudreuse... ou peut-être que si, mais c'est bon de vivre dans ses rêves.

 

Le seul souci avec V., c'est qu'elle est folle. Je veux dire, d'une folie difficilement compatible avec la mienne. Son mental est océan, le mien est tornade. Un petit poisson, un petit oiseau... bordel, je me remets à avoir des musiques de merde en tête.

 

Vrai problème ces temps-ci. Je suis imparfaitement blindé contre la culture sonore dominante, que je subis en permanence au boulot ; les airs commerciaux qui s'accumulent dans une partie de mon cerveau passée à l'ennemi me font peur. Je crains qu'ils soient le signe avant-coureur d'une vraie dégradation intellectuelle, au point de m'obliger à passer mes derniers écrits à la loupe pour être sur qu'ils ne contiennent nulle trace de beaufisation -et soyons honnête, cet examen ne m'a pas vraiment rassuré. J'ai l'impression de ne normaliser, et le simple fait de ne pas en être effrayé a quelque chose d'effrayant...

 

Vais-je devenir un vieux con ?

 

« Pour l'instant on s'en fout », me susurre une autre partie de ce bordel sans nom qu'est mon cerveau. Cette partie-la a les yeux braqués sur V., sur son sourire, sa richesse humaine, sur les millions d'histoires possibles qu'on pourrait vivre elle et moi, si seulement...

 

Si seulement quoi ?

 

Jamais vraiment su comment ça marchait. J'étais l'adolescent le moins attirant de la planète ; et puis, quasiment du jour au lendemain, le monde a explosé et les filles sont venues. Et elles ont foutu un sacré bordel. Une autre manière de dire qu'elles ont rendu ma vie... ben, vivante, quoi.

 

Je ne sais toujours pas ce qu'elles foutent la. Je ne sais pas non plus quand elles partiront (car elles le feront, va, t'inquiètes pas pour ça, et tu as beau t'y préparer, le jour ou ça va arriver tu feras « quoi, déjà ? », tu imploseras dans une douleur horrible, permanente, et ne seras plus par la suite qu'attente de la mort libératrice, pourvu que j'aie le courage de venir à elle le premier, ce sera toujours moins moche, pour l'instant pense à autre chose et ferme cette putain de parenthèse). Je sais juste qu'elles sont la, que rien d'autre ne compte vraiment, et que dans l'ensemble ce sont elles qui décident, pas moi. Elles sont à la fois l'offre et la demande ; je ne suis que variable d'ajustement provisoire, à une période de leur vie qui se révèle en général très courte. Et voilà, vous savez tout ce qu'il y a à savoir d'important sur ma vie.

 

Bref, il arrive qu'un « si seulement » se concrétise, va savoir pourquoi, et me fasse vivre une histoire plus ou moins futile, plus ou moins foutue d'avance, avec une (plus ou moins, la aussi) délicieuse créature, qui dans le meilleur des cas me laissera grappiller quelques petites miettes de bonheur dans son sillage (l'histoire, pas la créature, encore que). Ça va arriver avec V. dans les temps qui viennent, ou pas. J'aimerais bien que si. Pas de plans sur la comète, Léo, c'est trop tôt.

 

Conneries... il n'est jamais trop tôt pour vivre, même et surtout si c'est juste dans nos têtes -tout commence dans nos têtes.

 

Le hasard n'est rien sans la nécessité.

 

 

Hier

 

 

"Si quelqu'un t'a offensé, ne te soumets pas à la colère. Assieds-toi au bord du fleuve, et bientôt tu verras passer son corps au fil de l'eau" (Sun Tzu)

 

"Mais s'il est encore en vie, aide-le à sortir de l'eau" (complément de citation attribué à Lao Tseu)

 

 

 

"Nan, mais à un moment, personne t'a forcé à venir, y a des tas de gens qui cherchent du taf, alors vos histoires d'heures j'en ai marre, on est pas la pour compter, ça me saoule cette vision à deux balles"

 

"La vision à deux balles, c'est de dire que bosser en animation signifie forcément se faire enfler sur son temps de travail, mon gars. Et au fait, des animateurs de qualité qui trouvent pas de boulot, ça n'existe pas en France, on en manque presque autant que de cuistots. Alors touche pas à nos heures ou c'est les prud'hommes, d'accord?".

 

Hé hé. Pas de bonne humeur, monsieur mon boss. La soufflante qu'il a pris hier le laissait devant l'éternelle alternative du professionnel pris en défaut: se remettre en question au risque de se noyer dans la perte de confiance, ou passer ses nerfs et sa mauvaise conscience sur ses subordonnés au risque de passer pour un gros con. Il a choisi la seconde. Parfait.

 

Le bonhomme me fait bien rigoler. Il rêve d'être animateur-vedette à Ibiza, maître de cérémonie des séances de décérebrage de la jet-set ; il se retrouve à Doucy, au milieu des familles prolos insensibles à sa gaieté forcée et des petits vieux randonneurs affamés d'une histoire locale à laquelle il ne connaît strictement rien -on a réussi à lui faire gober l'histoire du Dahu, c'est pour dire.

 

La ou il m'amuse beaucoup moins, c'est quand il joue les petits chefs sur des domaines ou je me débrouille mieux que lui. C'est plus fort que moi, je n'accepte l'autorité que si elle est justifiée par la compétence ; la hiérarchie pour le principe est l'ennemie de ce qui devrait être notre seul souci professionnel, l'efficacité.

 

L'avantage de s'intéresser à la politique dans un pays ou tout le monde s'en fout, c'est de connaître mieux que les autres les petits trucs de nos seigneurs et maîtres, diviser pour régner, connaître la loi quand ça t'arrange, te rappeler que tout le monde a un boss, même ton boss, ce genre de subtilités dans lesquelles je me retrouve avec une aisance qui me fait presque peur -je serais tellement doué pour être un vrai salopard, si je ne me surveillais pas... bref, l'indélicat a été remis à sa place, c'est bien fait pour sa gueule et je n'y suis pas pour rien.

 

Maintenant, il faut gérer la suite.

 

Consolider mon rôle sur la structure, monter encore d'un cran pour ne plus me laisser imposer ma façon de bosser, monter mon réseau, fidéliser une équipe compétente. Montrer au bureau national que j'ai mis en place un truc qui marche, et que m'envoyer n'importe ou au gré de leur envie de me faire chier serait, comme ils disent, contre-productif.

 

C'est un jeu. Un putain de jeu de stratégie, ou l'enjeu est le bonheur provisoire de gens qui, dans leur vie de tous les jours, en manquent tellement. Et je suis en train de gagner. Pas question de laisser la partie en plan.

 

 

Voila ou j'en suis. Je continue à me chercher une place en équilibre entre des enjeux à remporter, une réelle utilité sociale, des perspectives d'évolution pour quand je me ferai chier, et un minimum de sécurité affective.

 

Voila un an maintenant que j'ai décidé que j'avais mes chances d'y arriver ici. Certains matins en me levant, je me dis que c'est ridicule. Le soir-même, quelques petites satisfactions et un ou deux moments de vraie joie plus tard, je me dis que ça tient carrément la route. 

 

Parfois, il m'arrive aussi de me dire que je vis en vase clos, que je passe à côté de plein de choses, surtout un jour comme aujourd'hui ou le compteur d'années tourne d'un cran.

 

Mais on ne peut pas tout vivre...

 

 

Onze heures. Deux petites mamies sympa me saluent en partant faire la ballade que je leur ai conseillée. Le club enfants au grand complet -deux mômes, la semaine est calme- vient exhiber son maquillage multicolore au milieu des boiseries du hall d'accueil. Le soleil termine son ascension de la vallée et vient enfin éclairer la grosse Valmorel, tout au fond ; ici, on a beau temps depuis trois heures.

 

Revoilà les grands corbeaux, ivres de vie et d'adrénaline*.

 

Sortons. Il fait trop beau pour écrire.

 

Libertairement votre

 

Léo

 

 

 

 

 

*oui, les oiseaux en produisent aussi, j'ai vérifié.

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