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Le blog de Léo Dumas

Irlande, saison huit.

3 Décembre 2013 , Rédigé par Léo Dumas Publié dans #Errances

"If you don't like the weather here, just wait a few minutes"

 

(Proverbe que j'ai longtemps cru Irlandais, avant de découvrir qu'on le retrouve dans toute l'Anglo-Saxonnie pour des raisons très similaires)

 

 

 

Galway, Samhain 2013

 

 

Salut, soleil. Je pensais bien te trouver ici.

 

L'Irlande, c'est quitte ou double. Les automnes les plus déprimants de la triste Europe, ou travailler en T-shirt dans la tourbe tout le mois d'Octobre, en gardant un œil inquiet sur les nuées de midges assoiffés de sang. C'est aussi l'endroit idéal pour vérifier que non, mes ex-futurs collègues de climato ne racontent pas de conneries: Gulf Stream et étés indiens se déplacent vers l'Ouest, le continent finit de manger son pain blanc interglaciaire, et il ne fera pas bon émigrer en Norvège pour nos petits-enfants.

 

Un pays se définit par le regard qu'on y porte. Le mien est ici celui d'un paysan, au sens noble. Les plus belles structures anticlinales de mon massif Central ont presque cessé de me faire rêver, mais le plus bête bout de basalte Irlandais me chuchote encore des histoires; la terre qu'on a travaillé est un lien fort, quand on n'a pas mis un con de tracteur entre elle et soi*. 

 

Et les nuages qu'on a tant engueulés parce qu'on bossait en-dessous ne sont plus le vague décor de leurs collègues urbains; ils sont un bout de notre monde.

 

 

Bon, ça c'est pour la ferme. Ici, c'est... plus compliqué.

 

 

On a laissé derrière nous mon county Mayo et ses quinze pégus au kilomètre carré; autour de moi, Galway n'en finit pas d'être urbain, Jim d'être un vieux charmeur plein de sagesse auquel j'espère ressembler plus tard, et l'Irlande de me scier le cul à force d'élever le fait d'assumer ses contradictions au rang des Beaux-Arts.

 

Il est des territoires que l'on sait ne pas être les nôtres, et que pourtant on connaît par cœur, comme j'imagine que les marins connaissent certains ports à des troufignards de miles de leur lieu de naissance; des lieux ou les voyages échouent, font une pause, parfois les deux. Des lieux d'Errance. Galway vu par bien des Frenchies, ça y ressemble beaucoup.

 

Vu par moi, c'est... plus compliqué.

 

 

*C'est pas entièrement vrai. On en avait un, une ruine de Massey-Ferguson sans cabine ni garde-boue qu'on mettait parfois moins de dix minutes à faire démarrer; on faisait le plein au jerrican, peut-être tous les trois mois. Y a pire, comme pétrodépendance.

 

 

 

Novembre 2005, même endroit à trois mètres près

 

 

Non. Non. Non. Non. Non...

 

Ah, dernière question: oui.

 

Un clic. Ça y est, l'ANPE a reçu la déclaration qui devrait me permettre de survivre.

 

 

Les deux euros qui m'ont permis l'accès à ce cyber m'ont été filés par un type encore plus crasseux que moi, un Paki ou assimilé qui m'a filé au passage un plan pour devenir homme-sandwich dans les rues de la ville. Le tiers-monde me fait l'aumône. Drôle de sensation.

 

Et belle leçon: se rappeler de qui donne, autant que possible. C'est comme le stop. C'est quand on voit les gens comme une foule, plus comme des gens, qu'on commence doucement à glisser sur la pente de la sale connerie.

 

Quatre cent balles par mois, résidus d'un mi-temps en collège qui m'avait permis de perdre encore un an à ne pas faire ce qui me brûlait les tripes: Errer. J'en étais malade à l'époque. J'en suis beaucoup moins malade à présent que cette somme paie mon Hostel, un peu de bouffe, de quoi ne pas sombrer. Je voulais me frotter au monde réel; je comprends mieux maintenant pourquoi le poison, c'est la dose... les droits sociaux Français sont tout ce qui me sépare de dormir sous la flotte*.

 

Mon camarade Clem, déjà en partance à mon arrivée, s'est barré dans le rural profond, avec le pote Arthur et un couple de tarés en train de retaper une ferme; il me semble parfois que j'aurais du les rejoindre, au lieu  de jouer les trois-quarts clodos dans un énième pays Européen, situation dont j'avais déjà à peu près fait le tour**.

 

Pourtant, j'ai à faire ici. Les courageux inconscients de la fac du coin, qui s'essaient à peine aux premiers rudiments du jonglage alors qu'ils organisent la conv' Européenne dans dix-huit mois, comptent sur un coup de main sans trop oser se l'avouer; mon Angliche scolaire largement suffisant pour faire le malin chez nous ne vaut pas tripette ici, et j'apprends l'Anglais, le vrai, l'international, au même rythme que je m'habitue aux récifs épineux de l'accent Ouest-Erinnien: pas assez vite à mon gout.

 

De plus, cette cure de presque misère socialise mieux que dix ans à jouer les Léo en pour grappiller un semblant de vie grégaire; si l'on accepte l'idée que plus on merde, plus on progresse, ma marge de progression ici est digne d'un cycliste amateur découvrant le dopage de pointe.

 

Et puis, il y a Ruth.

 

 

*Je n'y ai pas toujours échappé.

 

**J'ai fini par ne pas y échapper.

 

 

 

Grenoble, Temps présent.



Deux jours, j'ai joué à "et puis, il y a Ruth". Avant de battre en retraite.

Moi, fuir la cabine de douche de la première dauphine de miss Israël, tu le crois, ça? Ben je l'ai fait. La nymphomanie est une vraie maladie, j'ai compris ça la-bas et en ai tiré les conséquences en moins de temps qu'il n'en faut pour se sécher; moi qui sortais à peine de cette chasteté par défaut qui me rendait dingue depuis l'âge des premiers désirs frustrés... étrange condition humaine.

 

Leçon essentielle, parmi tant d'autres apprises dans ce merveilleux petit bout de terre émergée ou l'identité n'est pas qu'une foutaise: il faut se méfier de ce qu'on souhaite.

 

J'y suis allé, voir l'employeur du type. Je l'ai portée, cette conne d'affiche FCUK, pour cinq euros de l'heure, planté comme un con dans la rue la plus passante de la ville pour informer les gens que la boutique était vingt mètres plus loin. Je peux pas dire que ce soit une fierté, mais au moins je connais un barreau sur l'échelle des boulots de merde dont peu d'intellos chiants dans mon genre ont seulement conscience; ça me rend peut-être moins con, je n'en sais rien.

 

Ça n'a pas duré, ça non plus. On a beau être aussi brillant qu'un abat-jour en basalte, on peut quand même faire mieux que ça dans la rue.

 

Dans tous les sens du terme. Donner plus à voir. Moins se faire chier, ce qui ne relevait pas de l'exploit. Et surtout, car c'est un "surtout" quand même Lidl devient hors de portée de son pouvoir d'achat: ramasser davantage.

 

Leçon numéro deux: le libéralisme prend toujours plus qu'il ne donne. Vaut mieux se débrouiller sans lui.

 

Je suis donc retourné à la manche. Pas longtemps, ça non plus. C'est l'impression qui reste de cette petite ville pleine de nerfs: un changement permanent, impossible à suivre, ou tous ceux qui n'y sont pas de passage en deviennent dingues et ne rêvent plus que de trouver des marques. Galway donnerait à un Rom militant l'envie de chausser des pantoufles.

 

Pas à moi. Pas à l'époque, du moins.

 

Mancheux. Pancarte vivante. Manager en AJ. Prof de cirque. Ouvrier agricole, puis fermier. Esclave plus ou moins consentant d'une femme, puis raide dingue d'une autre qui succombera aux charmes du mec que tu respectes le plus en ville. Le tout en huit semaines, même pas le temps de devenir jaloux.

 

Va raconter ça, toi. Trop long. Trop dense. Trop au-delà des mots. Faudrait s'appeler Beckett.

 

Mais je peux toujours raconter les camarades.



Certains acceptent passivement tout ce que la vie leur envoie. Beaucoup, à vrai dire; tout est fait pour qu'ils soient nombreux. Ceux-la seront toujours seuls, au milieu d'autres solitudes; faire rentrer quelqu'un dans sa vie, c'est une décision, ou c'est bidon.

D'autres ont la chance, ou le tempérament, souvent les deux, nécessaires pour apprendre à réagir. Puis rencontrent d'autres gens, confrontés aux mêmes agressions, y réagissant de manière similaire; c'est ainsi que nait la résistance.

Et puis, à force de luttes les choses se stabilisent, et on lâche la baston. Après tout, on ne vit pas si mal, en tout cas on peut se donner l'illusion d'avoir gagné quelque chose.

En fait, c'est le cas. On n'a pas abattu plus puissant que soi, on n'a pas arraché une vie meilleure, seulement laissé celle qu'on vivait tantôt à d'autres en-dessous; mais on a gagné des camarades. Des gens avec qui on a repoussé un spectre; celui de la misère, de l'échec, de l'horreur d'être dernier arrivé dans la grande course au profit qui est la toile de fond de notre Occident, qu'on le veuille ou pas.

Encore aujourd'hui, il m'arrive de m'apprêter à sortir de bons gros lieux communs du genre "on a toujours le choix", avant de me raviser en repensant à cette période. Non, on n'a pas toujours le choix. Quand on joue à Marche ou Crève, tout le monde fait un pas en avant.

Ce qu'on peut choisir, c'est de marcher avec d'autres, pas contre eux.


Les Cathares avaient raison, l'âme s'acquiert. La liberté, aussi. Et tout le monde n'en a pas le luxe.

Le truc à savoir, c'est qu'on ne l'acquiert pas tout seul.

Mais revenons au passé...



Giant's causeway, Octobre 2013


Foutu esprit analytique.
 

Qu'est-ce que ça peut foutre, les cons de touristes et leur agglutinement moutonnier*? T'es la ou tu voulais être, dans ton île avec les copains, cerné par le décor Peterjacksonesque d'une des formations géologiques les plus remarquables du monde. Y a de la place pour tous, et ton regard sur la chose est éveillé, tant pis pour celui des autres s'il est aussi bovin.

 

Tu devrais être heureux d'être la, bordel. Heureux de partager ça avec tes potes, heureux de cette opportunité d'être avec... elle, heureux d'être en vie et d'avoir des yeux pour profiter de toute cette somptuosité.

 

Et pourtant... c'est plus compliqué.

 

Dans mes pérégrinations sentimentales comme dans toutes mes sortes d'Errances, je me retrouve confronté au même problème: j'ai mal à l'humanité.

 

"Comment espérer en l’homme? Peut-on attendre le moindre élan de solidarité fraternelle chez ce bipède égocentrique, gorgé de vinasse, rase-bitume et pousse-à-la-fiente?", s'exclamait Desproges avec pas tant de second degré que ça. Ma conscience sociale a grandi à l'ombre de ce genre d'affinités intellectuelles; Desproges, Cavanna, Brel, Brassens, des gens qui aiment l'humain et se désespèrent de ce qu'il est; on ne devient pas éducateur militant par hasard.

 

Et j'ai beau savoir que les masses de bipèdes déchargées ici par pleins autocars sont venus dans un louable but de découverte du patrimoine naturel Européen, d'ouverture culturelle et de sensibilisation à la préservation de l'environnement, je ne sais que trop bien combien cette dernière phrase a la consistance du carton-pâte une fois confrontée au monde réel.

 

Le monde réel, c'est des bandes de papys-mamys se récitant les phrases du guide Michelin d'un air pontifiant, et des quadras en famille qui font subir la même chose à leurs gosses avec le Routard, ou le Lonely planet s'ils sont Anglo-saxons. J'ai eu droit à ça trois mois par an quand j'étais gamin, avec pour seul résultat d'arriver au bac sans être fichu de reconnaître une nef d'un transept ou d'avoir la plus petite notion d'architecture, tant la visite jusqu'à la nausée de putains d'églises magnifiques à la putain d'histoire riche et édifiante m'en a longtemps fait vomir le gout.

 

Tu peux être le plus acharné fanatique de savoir de la planète, le tourisme de masse flétrira ton désir d'apprendre. Comme l'industrie du disque tue la passion pour la musique, comme la médiacratie tue l'envie d'infos, comme l'école tue la connaissance. Tout ce qui est sous vide perd sa saveur. Tout ce qui est trop riche écœure.

 

Leçon trois: on ne trouve plus rien sur les sentiers trop battus.

 

 

On a pour l'instant eu l'intelligence de baguenauder un peu au hasard, découvrant Armagh et son bonhomme gardien du Temple, usant nos semelles dans une Belfast cauchemardesque avant d'y découvrir de quoi rêver toutes nos vies...

 

Et maintenant, le premier but de notre voyage, l'immanquable chaussée des Géants pour laquelle on s'est tapé un détour de trois cent bornes, sans parler des délices du Donegal voisin qui nous passent sous le nez faute de temps.

 

Tu devrais être heureux. Et ben non, tu ne le suis pas. Parce que comme un gros con de perfectionniste, tu as l'impression de refiler du prémâché, de passer à côté de ce que tu voudrais vraiment, du fond du cœur, faire vivre à tes compagnons d'Errance.

 

N'y pense plus, va. Ceci n'en est pas, de l'Errance; c'est du voyage, et ça ne changera pas. Faudrait les coller à la rue, les faire fraterniser avec un échantillon de l'Europe des précaires, les rendre alcooliques et érotomanes... pas le temps pour ça en huit jours. Dommage.

 

On traverse jamais deux fois le même fleuve. Ça vaut pour les océans.

 

Et puis, dis-toi que ce soir...

 

 

* Ce n'est pas rendre justice aux moutons, dont le comportement n'est pas si grégaire que ça quand on leur donne suffisamment de place. Un troupeau de moutons, c'est une bande de mouflons génétiquement modifiés qu'un chien débile oblige à se tenir trop serrée depuis un bon paquet de générations; une création purement humaine, de la même façon qu'on a rendu cradingue cette petite bestiole très soigneuse de sa personne qu'est le sanglier...


Les animaux d'élevage en disent moins long sur leur nature que sur notre culture.




Grenoble, Temps présent.


Et ce soir-la... j'ai retrouvé ce que moi, je voulais me faire partager ici. Mais dans quel état.

J'ai pas mis les pieds chez Ilona depuis des lustres, et son quotidien a bien changé. Le terme "bouleversé" parait plus juste. Elle a perdu sa ferme, son mec, sa dignité de femme. Son récit n'a pas sa place ici, sinon pour dire qu'il m'a changé les tripes en boule de plomb.

Pas facile, de soutenir une amie confrontée à l'un de ses propres Démons. La lâcheté du mâle, je connais un peu trop, vivre sans attaches impliquant une bonne part d'égocentrisme; mais un type qu'on considèrait comme un pote et un frère d'armes, dévaster sa compagne à ce point... j'ai presque autant la haine qu'elle. Toute une nuit à beugler du rock, dans les vapeurs de Whisky de nos propres haleines, suffiront tout juste à nous sentir un peu mieux... pour un temps, du moins.

Mal à l'humanité, tu disais?


On repart le lendemain, la troupe reposée de frais, moi le moral en miettes et la gueule de bois digne d'un totem Tlingit; pas de bol, c'est moi qui conduis. Peu importe, et pas grand-chose à y faire de toute façon: les routes du Connemara pardonnent au pilote beurré, mais pas toujours au senestronaute débutant*. Et puis, j'ai besoin d'un prétexte pour m'isoler.

C'était la coupure finale. Celle ou mon quant-à-soi a pris toute la place, ou le gouffre s'est creusé entre moi et le groupe, sans espoir de passerelle. D'un coup, j'ai eu envie d'être seul. J'avais épuisé mes maigres réserves de sociabilité, le temps d'un serrement de cœur dans une soirée entre intimes, le temps de comprendre que j'avais conçu ce voyage pour courir après deux chimères que je n'attraperai jamais.

Les retrouvailles avec "mon" Irlande. Et... elle.


Tout tourne autour des femmes; moi en tout cas, c'est ce que je fais. Des amitiés de dix ans, de belles histoires militantes, des choix de vie gravés au fond des tripes, en bref à peu près tout ce qui me fait bouger mon gros cul et rend ma vie vivante, nait par ricochet après l'une ou l'autre rencontre avec le sexe complémentaire -qu'une certaine société Française l'ait décrit comme "opposé" en dit long sur les forgeurs de langue de bois de l'époque, à commencer par leur hantise de la biologie élémentaire. L'idée d'organiser ce voyage ne faisait pas exception.

Passées les considérations zigounatoires et piloupilesques, j'aime être une belle histoire dans la vie d'une femme. Un passage éclair, un souvenir-sourire, un brin de regrets, une bonne dose de vécu et une chouette démonstration de liberté. C'est parfois le cas. Des fois, ça foire, plus ou moins vilainement, quand on n'a pas eu le courage ou la présence d'esprit de se mettre d'accord sur les règles avant de commencer à jouer.

Et le plus souvent, la partie est jouée avant même qu'on ait distribué les cartes. Soit que ce chagrin des glandes qu'on appelle l'amour, comme dit Thiéfaine, s'en mêle et transforme cette quête d'une liberté à deux en addiction mutuelle -et plus ou moins partagée-; soit, plus simplement et fréquemment, que la donzelle n'ait pas envie de jouer, préférant l'aliénation précédemment décrite à la coquine émancipation qui, en ce qui me concerne, représente l'essentiel de ma motivation à subir une vie sociale. Mais malgré l'expérience qui sait reconnaître une cause perdue d'avance, on n'accepte pas toujours ce constat avant de se le prendre en pleine figure.


Bref, je n'ai pas joué les tour operators pour le plaisir de m'entasser comme dans le métro dans une bagnole dont je me serais bien passé, voyageant plus volontiers en stop pour ce genre d'occasions; sans surprise pour les habitués de ce blog, la belle histoire citée plus haut, je comptais bien la vivre. Y avait sirène sous roche, que j’espérais hameçonner grâce à la potion magique locale: un grand verre de dépaysement, une mesure de panoramas à tomber par terre, un soupçon de légendes celtiques, une pincée de charme bourru typique des autochtones, et une bonne goulée de Guinness pour faire passer le tout.

On n'avait pas encore pris l'avion que je savais déjà ou je pouvais me la coller, ma potion magique.

Les panoramas... j'aurais du insister sur le caractère initiatique de l'Irlande. Comprenez par "initiatique": tu vas te taper l'équivalent d'une bonne rando par jour si tu veux voir et ressentir quelque chose d'intéressant. En avoir dans les chevilles n'est pas une option dans le coin; prévenir au dernier moment que les siennes déconnent casse un peu l'ambiance d'un groupe.

Le charme bourru des autochtones... j'aurais du insister sur "bourru". Célébrés comme les rois de l'accueil bon enfant par les professionnels du tourisme, les Irlandais n'accueillent pas pour autant l'étranger avec le sourire du vendeur d'encyclopédies moyen, et peu de visiteurs leur donnent d'ailleurs l'envie de le faire; se mêler à la population locale, comme presque toujours chez ceux dont les racines paysannes sont encore vivaces, c'est passer un mur. Accepter l'examen d'entrée. Subir un regard à la Mémé Ciredutemps, puis essuyer son lot de vannes argotiques. Parfois se faire rudoyer, ça m'est arrivé. Après seulement, devenir un ami. Une tâche de solitaire, la aussi, pas celle d'un groupe. Les copains fuient les assemblées de locaux, et nos seuls débuts d'amitié noués sur place seront désespérément francophones.

Même la goulée de Guinness n'a pas visé juste. Je ne savais pas qu'on pouvait avoir vingt ans, afficher tous les signes d'un libre-arbitre culturel dégagé de toute considération moraliste, et rester toujours sobre par principe, même en vacances. J'aurais pas pu deviner, tant le concept m'échappe**.

Enfin, vous avez compris l'ambiance, et deviné que le dépaysement n'était guère au rendez-vous non plus. En fait de légendes, nous eûmes la camaraderie polie et circonspecte d'un voyage sans fièvre; et sans aller jusqu'à dire que je me suis fait chier....

Ben si, en fait, je me suis fait chier. Quand on fait deux mille kilomètres, c'est pour en revenir changé, voire ne pas revenir du tout.

Et, quatrième leçon: en meute, on ne change pas. Rien ne s'y crée qui n'était déjà dans l'air. Et sûrement pas ce que j'étais venu y chercher.

J'aurais du m'en douter...


*Facile à deviner, celui-la. Un petit effort.

** Un jour, promis, je finirai cet article sur les vendanges; il faudra bien que j'explique, tôt ou tard, combien l'ivresse régulière est plus saine que la sobriété permanente.

Quoique, les plus malins d'entre vous s'en doutent déjà.

 


Dublin, veille de départ


...et mes rêves, comme ceux d'un clodo, s'échouent dans un square.

Un square comme tant d'autres. Mi-aseptisé mi-à l'arrache, comme une allégorie de la lutte culturelle qui se joue ici; les cages à mômes flambantes neuves cernées de gazon Anglais avoisinent poubelles mortes, tentatives de plantations en phase terminale, et tas d'herbe entassés vite fait mal fait par un jardinier précaire qui se fout éperdument de la fière tradition Britannique des parcs et jardins, laquelle l'a bien cherché en lui accordant un salaire digne de la fière tradition néolibérale des emplois de merde.

Deux gamins se font une jeunesse, de balançoires en toboggans, sous l’œil d'un papa vissé à son portable; leur peau cuivrée reflète un soleil pâle qui limite tant bien que mal leurs carences en vitamine D. Si l'on était du mauvais côté de la frontière, chez les brittish, ils vivraient dans des taudis ou des maladies d'un autre âge font encore frémir les rares médecins qui se soucient de santé publique des pauvres; pas de ça à Dublin, d'après les épidémiologistes. Le système médical du coin n'est pas un enfant de chœur, mais pas encore un banquier comme un autre. L'Irlande a du cœur, de la mémoire aussi.

Et la surprenante diversité ethnique de Dublin ne change rien à ce merveilleux constat: nous sommes dans le seul pays Européen épargné par l'Extrême-Droite.

Je pense à tout ça, à des considérations annexes comme la murge historique que je prendrai le 18 septembre prochain si l’Écosse devient indépendante, à tout mais pas à la personne située à trente centimètres de moi. C'est une impasse. C'est... elle, et je n'ai aucune idée de ce que je pourrais bien lui dire.

Lui parler de tout ça? Elle comprendrait pas. Ou peut-être que si, je n'ai aucun moyen de le savoir. Elle m'écouterait, sans réaction, sans réplique, soit qu'elle s'en foute, soit qu'elle fasse partie de ces consommateurs passifs qui ingurgitent sans pare-feu mental tout ce qu'on leur présente, soit qu'elle garde elle aussi son quant-à-soi dans sa poche. Je penche pour la deuxième solution.

Lui parler de moi, elle, nous, la vie, bref la baratiner en espérant une réaction émotionnelle? Cause toujours. La belle, fantasme ambulant digne des plus riches heures de Bonjour Madame, a fait semblant d'en écouter d'autres, et surtout elle me voit venir; rien à attendre de ce côté-là.

Bref, je patauge. Et suis un peu dégouté, aussi, de cette créature que je croyais jeune, fragile et en recherche d'humain, que je découvre finalement plus fermée que je voulais le croire, dans tous les sens du terme. Un peu chiante, un peu agressive, un peu dogmatique, du carafon mais peu de fond tout court; une fille d'aujourd'hui, quoi. Telle qu'elles s'imaginent qu'on les souhaite.

Gros débat interne, entre différentes parties de mon crâne qui n'arrivent pas à se mettre d'accord sur le sujet. A quel point les femmes sont plus influencées par ce que la société attend d'elles? J'aimerais croire, bien sur, que pas tant que ça. L'expérience personnelle contredit souvent ce présupposé, et je ressens même l'impression que le phénomène s'aggrave... ou est-ce moi qui, décalé d'un cran ou deux dans les classes sociales depuis le temps que je plonge dans la pauvreté volontaire, suis confronté à plus d'aliénation?

Peu importe, finalement. L'important, c'est de réagir. Puis de conscientiser. Puis.... à ce stade-là, je sais plus trop. D'inventer autre chose, d'essayer, toujours bien. J'en suis moi-même à ce stade, sans plus de succès que ça.


J'arrive à la fin de cet article, qui m'a pris plus d'énergie que prévu. Son titre, comme souvent, est mensonger. Je n'ai pas parlé d'Irlande, ou en filigrane. J'ai parlé... non. Justement, non. Mes tripes ont parlé à ma place, de toutes ces choses qui me hantent et que mon quotidien d'ermite ne me laisse guère loisir de dégazer que dans ces petits billets qui, je l'espère, vous plaisent.

Cette dernière phrase est une vraie question. J'ai parfois l'impression d'avoir tout dit, tout ce qui a sa place dans mes morceaux d'Errance; j'ai l'impression, comme au cours de ce voyage, de tourner en rond. A vous de me dire si j'ai raison, mes articles se veulent participatifs (ça, peut-être que je le précise pas assez).

Humains, je vous aime. S'il vous plait, méritez-le.

Libertairement vôtre,

 

Léo

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