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Le blog de Léo Dumas

Brèves de cirque V

29 Avril 2011 , Rédigé par Léo Dumas Publié dans #Brêves de Cirque

Steenvoorde, 28 Avril 2011

 

 

« Je vais devoir appeler Jeunesse et sports ».

 

Fais ça, chérie. Tu t'imagines avoir lancé la bombe atomique. Une chance pour toi, tu ne m'énerves pas autant que tu me fais marrer.

 

Il faut savoir un truc important, sur le département du Nord : il n'est pas mitoyen de n'importe quelle Belgique. Les copains qui lisent ce blog, et connaissent surtout nos voisins de palier via la fraternité Liégeoise, sont loin de s'imaginer sur quoi on tombe quand on s'aventure en cambrousse flamingante ; les textes les plus corrosifs de Brel étaient encore trop bons.

 

On a les mêmes de notre côté, sauf qu'ils parlent Français. Mal. L'exemple le plus proche que je connaisse dans notre pays, c'est la nébuleuse de minuscules patelins Alsaciens ou l'on revendique son nationalisme en étant aussi mal intégré que possible à la nation, et ou tout le monde déteste les arabes sans que personne n'en ait jamais vu.

 

Steenvoorde, c'est ça. Un bled de corons coincé contre l'autoroute Lille-Dunkerque, ou les enfants sont mous et bêtes, ou les animateurs de centre aéré ressemblent à s'y méprendre à ce qu'ils sont, et ou les directeurs (directrices, en l'occurrence), vaguement conscients au fond d'être de minables bureaucrates n'exerçant une quelconque autorité que sur de gentils couillons de dix-huit ans de moyenne d'âge, pètent de trouille devant tout : les parents, la mairie, les problèmes, la remise en cause de leur petit système rabougri, aussi minime soit-elle.

 

Je sais tout cela, pourtant. Six mois que je prestationne dans le coin, et je n'en suis pas à mon premier bain de pieds dans le plat des « projets éducatifs » (faut le dire vite) de nos clients. C'est le moins que l'on puisse dire.

 

Le 17 décembre, je colle contre le mur un gosse de huit ans qui tente de frapper son pote à coups de diabolo. Plainte des parents, toujours active aujourd'hui. L'école Villeneuvoise ou a eu lieu l'incident me soutient, ma direction également.

 

Le 15 janvier, je pourris (méchamment) la gueule d'une enseignante de Merville en présence de sa classe. Le cirque perd un client, et ne me soutient pas, mais alors, pas du tout.

 

Le 27 Février, un môme de Roubaix manque d'occasionner une chute de deux mètres à l'un de ses potes en faisant le crétin sur une estrade ; je le chope par l'oreille, suffisamment fort pour m'assurer qu'il ne me fera plus ce coup-là. Il ne le fera plus : sa mère claque la porte du centre aéré, contre l'avis du môme. L'affaire aura des échos jusque dans le service jeunesse de la ville, collaborateurs de longue date du Bout du monde. On ne m'a pas dit merci.

 

Ces trois derniers paragraphes ne racontent pas la vérité. J'ai exagéré, exprès. Parce qu'ici, je ne veux pas faire la même chose que devant ma chef, à savoir jouer l'innocent et dédramatiser le truc. Je veux parler du sujet de fond : le fait que j'assume (et cautionne, quand je suis en direction) ce genre de comportements. Le fait que la question, non seulement mérite, mais a besoin d'être posée : l'absence totale de domination physique entre l'adulte et l'enfant, exception faite de la famille, au sein de laquelle tout ou presque est admis, est-elle une avancée civilisationnelle ou une véritable catastrophe ?

 

Avant de répondre « les deux, mais dans la pratique, surtout la seconde » à cette question, j'en reviens à la vérité des faits, ainsi qu'au non-évènement d'aujourd'hui.

 

J'ai chopé un gosse par le colback. Il tapait sur un autre gamin avec un bâton du diable, et j'ai horreur de gueuler. Alors, je l'ai attrapé par le col de son veston, l'ai mis à terre sur le tapis de gym ou il jouait à « quand je serai grand, j'achèterai une batte de base-ball », et l'ai envoyé au coin, pour la forme : croyez-le ou non, il avait déjà compris que je n'étais pas content.

 

Il faut préciser pour compléter le tableau que le reste du groupe était comme décrit plus haut (c'est à dire mou et bête), que l'animatrice ne valait guère mieux, et qu'à ce moment précis elle s'occupait aux toilettes d'un gamin « pas normal », selon elle, et « probablement atteint d'une phenylcétonurie mal soignée" d'après votre serviteur*. Autrement dit, j'étais seul avec les gosses sur la scène du crime.

 

On n'est jamais assez méfiant. J'avais déjà oublié l'incident que la directrice me saute sur le poil, devant les enfants médusés. En dix minutes, tous les clichés y passent, de « je dois faire mon boulot, vous comprenez », à « au moins, j'ai l'honnêteté de vous prévenir », en passant par « non, mais je comprends votre version des faits » ; les paroles fluctuent au gré des absurdités de son discours, que je ne manque pas de lui signifier histoire qu'elle me prenne pas pour un lapereau de trois semaines, les petites vérités mesquines de son cerveau prennent toute la place que je leur laisse, c'est à dire pas grand-chose, et se replient autour de deux certitudes ; j'ai frappé un môme (mais non, on te dit que non, connasse!), et les parents vont faire du foin si elle ne fait pas « son devoir », à savoir : prévenir tout le monde, depuis ma hiérarchie jusqu'à jeunesse et sports, pour que sa petite personne soit couverte vis-à-vis de cet « accident ».

 

Voilà ou l'on en est. Un gosse agressif est rabroué par une contrainte physique, même pas violente, et le monde de certains chavire. « On ne fait pas ça ici, je l'interdis à mes animateurs », ressasse la morue, obsédée par l'idée que quelque chose s'est mal passé dans son centre. Je me ferais probablement virer si je bossais sous ses ordres.

 

 

Qu'y a-t-il derrière ça ? Comment en vient-on à être une pareille fiotte, alors que les gamins dont on s'occupe sont à peu près aussi vicieux qu'un pistolet à bouchon?

 

Passons rapidement sur les évidences.

 

La peur des parents, obviously. Dans les villages, les parents vivent en troupeau. Perdre un gamin peut vouloir dire en perdre dix. Et ici, on ne rigole pas avec l'enfant-roi. Entendez en réalité : on ne rigole pas avec le parent-roi, avec la famille-reine.

 

Un truc de malade. Si vous n'avez pas durablement bossé avec des mioches, vous ne pouvez pas vous rendre compte. On n'a pas le droit de montrer ses émotions aux gamins. On a pas le droit de toucher les gamins. On a pas le droit de faire la cuisine, ni de donner des trucs à bouffer issus de la nature aux gamins. On a pas le droit de faire quoi que ce soit de dangereux (quand je dis dangereux, je parle de « risque minime de se faire mal quelque part ») avec les gamins, sans brevet d'état, et encore.

 

On a pas le droit d'être humain avec les gamins, On a pas le droit de les considérer comme des humains, non plus. Pas dans un sens non agréé par l'état.

 

Que s'est-il passé ? Bof. Des conneries. Des trucs dont vous n'avez pas eu grand-chose à foutre, sur le moment. Vous, ou vos parents, c'est pareil, l'opinion publique, en somme, s'en est foutue, pour les raisons habituelles : les histoires de politique, c'est chiant. On en paye le prix aujourd'hui, comme d'habitude la aussi.

 

J'ai souvenir d'avoir lu, je devais avoir huit ou neuf ans, l'autobiographie de l'honorable Marcel Gottlieb, alias Gotlib, le papa de la bande dessinée française drôle ; il racontait comment, dans les années cinquante, on avait envoyé l'adolescent qu'il était se taper (seul) trois cent bornes en auto-stop dans le cadre d'un genre de camp scout. Aujourd'hui, rares sont les pédagos qui oseraient faire monter dans leur bagnole personnelle un gniard dont ils ont la charge. Les gens s'imaginent que si nous sommes devenus aussi timorés, c'est la faute à la violence qui augmente. Comme si la société actuelle était plus violente que dans les années cinquante. Tristes cons bien dressés.

 

Quel rapport avec le fait que je me permette d'être brutal avec les gamins, me direz-vous ?

 

 

Simple. Les centres d'accueil jeunesse sont aseptisés. Faire prendre aux enfants un risque n'est plus accepté. Aucune parole, aucun geste « traumatisant » n'est toléré chez les « responsables éducatifs » qui sont en réalité les intérimaires de la seule autorité qui compte, celle des parents. Faite quoi que ce soit à un môme qui relève du rapport de forces, sa réaction fusera : « t'es pas mon père ».

 

On a tout mis en cage. Les châtiments corporels, décriés par des psys démagos et assimilés aux gosses battus par le peuple nourri de faits divers par Détective et autres magasines du même acabit, sont interdits. Les punitions en général n'ont plus la côte, normal vue l'infime fraction de la populace qui a réellement compris mai 68. Le spectre de la pédophilie, la aussi merci la presse, rend les anims paranos à l'idée d'emmener un gosse aux toilettes (pas dans le coin, ai-je perfidement noté). Et l'autorité avec les gamins doit être « non-violente », sans verser dans le « copinage », 90% des directeurs de centre vous sortiront ces deux lieux communs si vous tombez sur eux dans un cadre professionnel.

 

Pour ma part, et ma première direction de séjour ne date pas d'hier... j'ai rien contre le copinage assumé intelligemment, et j'ai rien contre l'autorité old school dans la même mesure. Les anims sont ce qu'ils sont, et s'investir réellement, par exemple dans une colo, implique de sortir beaucoup de ce qu'on est... parfois même de sortir des choses qu'on ne connaissait pas de soi-même. On ne peut pas en vouloir à un gosse de dix-sept balais d'avoir le courage de jouer ce jeu-la. Et si ça doit passer par des coups de fil indignés de parents dont le gamin a pris une beigne méritée... ma foi, il est possible que l'anim concerné en prenne une aussi, mais on ne me verra pas briser un bon début de carrière potentiel pour autant.

 

Prenons de la hauteur. Revenons au nœud du problème. Le droit parental.

 

Tu peux faire ce que tu veux de ton gosse. Ça, ça n'est pas légiféré, en tout cas on ne s'est pas donné les moyens de le contrôler. Essayez d'alerter les services sociaux sur le comportement d'un parent quand vous bossez avec les gosses : autant pisser dans l'océan. Portez plainte contre un prof quand vous êtes parent : vous aurez droit à un cirage de pompes de la part du proviseur, de l'inspecteur d'académie si vous êtes riche, et de la presse si vous êtes photogénique.

 

Les parents font ce qu'ils veulent. Le client est roi. Le parent n'a pas de hiérarchie. Nous, si. On l'a, avec l'effet parapluie et toutes les autres saloperies qui vont avec.

 

Voilà pourquoi nous sommes des fiottes, et voilà pourquoi nous ne pouvons plus nous permettre de réellement secouer les gamins quand ils en ont besoin.

 

On bosse avec des mômes. On est censés les civiliser. Mais ou commence la civilisation ? Par la barbarie. On doit d'abord s'adresser à de petits barbares, et jouer les Gandhi ne résout pas tout. Leurs vieux ont leur routine d'autorité, que l'on ne peut s'approprier, car la loi dit que les parents sont au-dessus des lois***. Alors, on doit y aller au niveau de civilisation ou on les trouve. On est, face à la violence, le mâle (ou la femelle) alpha. On est la personne qui dit : « j'ai le monopole de la violence légitime, petit con, et lever la main sur tes potes en ma présence n'est pas une bonne idée ». On est chargé de réguler les rapports entre enfants, qui deviendront un jour rapports entre adultes.

 

Un point essentiel, ça. Nous sommes des pédagos, pas des baby-sitters. Les baby-sitters s'occupent d'enfants. Pas nous. Nous, on s'en branle, des gosses. On ne bosse pas sur eux. On bosse sur des adultes qui n'existent pas encore.

 

Et c'est la que j'en arrive à ce rapport schizophrénique à la violence et aux dégâts qu'il inflige.

 

 

Quand on bosse dans une école, on nous dit « il ne faut pas faire rentrer la violence à l'école ». Drôle. Les dames de service qui se font traiter comme de la merde dans les collèges parce qu'elles n'ont pas un statut de « maitre » apprécieront la blague. Ne pas faire rentrer la violence à l'école, genre, elle n'est pas déjà la. Autant nier la réalité, ça fera avancer les choses.

 

Quand on bosse dans des structures d'accueil provisoire, on nous dit « il faut être cool avec les enfants, ils sont en vacances après tout ». OK. Donc, il faut les laisser faire leurs saloperies entre eux, créer des bizuths, des oppositions, des ostracismes. Il ne faut surtout pas tenter de les changer quand on en a l'occasion, des fois qu'on arriverait à réellement améliorer la société ; vous imaginez, si on y arrive, si on crée une génération moins conne que la précédente ? La vache, qu'est-ce qu'on recevrait, comme coups de fil indignés de parents ! Ils vont nous engueuler, ça c'est sur. Alors, il faut éviter ça, hein ? Et laisser la violence aux enfants, histoire d'être surs qu'ils deviennent des parents comme les autres plus tard.

 

 

Ben non. Je refuse ce laisser-aller. Je n'ai jamais mis de gifle à un gamin, uniquement parce que j'en connais les conséquences et que je ne suis pas suicidaire. En soi, je ne considère pas ce geste comme une mauvaise chose. Et parfois, moralement, j'aurais du le faire.

 

Ce qui est mauvais, ce qui menace de nous faire passer la ligne jaune, c'est le bien que cela nous fait, le plaisir qu'on y prend. C'est de le laisser devenir une habitude, et pas une réaction d'urgence devant l'inacceptable.

 

Genre, notre dame de service qui en a pris plein la gueule toute la journée au collège, parce que les ados ont appris à respecter un statut, un rang social, et non une personne ; et qui, en rentrant chez elle, furieuse et humiliée, va claquer son môme à la première peccadille.

 

Ça, c'est pas bon. Ça, c'est condamnable, pourquoi pas. Mais putain, c'est pas ça, mettre une gifle. C'est pas un défouloir pour l'adulte, ni une pédagogie en soi. C'est la réponse que les gamins attendent quand ils testent leur domination sur les autres. C'est ce dont ils ont besoin, d'urgence, quand ils commencent à comprendre que frapper leur camarades leur donne du pouvoir.

 

Quand on a affaire à des petites salopes vicieuses, ou à de foutus crétins ahuris, et qu'on est la pour les remettre à leur place avant que la passivité du groupe les changent en caïds, c'est le seul moyen de leur mettre un peu de crainte dans la cervelle, à défaut d'y mettre du plomb. Il s'agit d'éviter que tous les autres vivent dans la peur des petites frappes. Il s'agit de les protéger de l'idée que les adultes ne peuvent rien pour eux. Il s'agit de l'intérêt supérieur de l'humanité.

 

L'éducateur rend justice, et crée justice. C'est sa fonction première. On lui a retiré ce droit pour en faire un prestataire d'activités. Alors, la directrice a appelé jeunesse et sports, en leur disant que j'avais fait du mal à un gamin.

 

Je sais ce qui se passe ensuite. C'est déjà arrivé. J&S consulte mon dossier, mes rapports d'inspection, fait « woaoh », regarde le dossier de la plaignante, fait « bof », et classe l'affaire. La méritocratie n'est pas toujours une bonne chose, mais bon, la, ça m'arrange.

 

Pendant ce temps, le petit Louis, perçu comme « gentil » par sa conne de directrice, a compris qu'aucun adulte n'avait le droit de l'empêcher de martyriser ses potes. Que lorsqu'on lui dit « c'est pas bien, je te l'interdis », ce ne sont que des mots. Et que le prochain couillon dans mon genre qui le remettra à sa place aura du souci à se faire.

 

Le renardeau a compris qu'on lui laissait la porte du poulailler ouverte. Il va pouvoir engraisser jusqu'à devenir loup. Merci, berger, d'avoir muselé ton chien.

 

 

Rentrée au cirque, 18H15. Ma chef m'attrape, me fait la leçon, me rappelle que c'est pas la première fois. Je meurs d'envie de lui dire tout ça, de lancer le débat sur notre peur d'avoir des ennuis pour ce genre de conneries, de notre paralysie face aux comportements dangereux des gamins ; je lis dans ses grands yeux globuleux qu'elle ne panera que dalle.

 

Alors, je fais une blague sur le fait de boire trop de café le matin. Minable.

 

Ça va que tu ne sais pas encore ce qui t'attend, cocotte. Je me haïrais d'être un tel larbin avec toi, si je ne m'apprêtais pas à faire quelque chose qui ne va vraiment pas te plaire.

 

Un jour, plus tôt que tu le crois, je retournerai à la direction. Je prendrai ta place, dans une autre ville. Ce sera chiant, lourd en paperasses et en responsabilité légale, ingrat comme un Hollandais pris en stop, et ça paiera pas vraiment mieux ; mais c'est ma place. C'est la qu'on peut commencer à assumer le rôle du méchant. C'est la que l'on peut déterminer comment les choses se passent. C'est la qu'on peut sauver des avenirs en masse. Pas quand on est toi, bien sur. Mais moi, c'est comme ça que je le peux.

 

Parce que c'est la qu'on peut faire peur aux petits connards, ceux qui ne respectent pas les gens mais respectent le pouvoir. Et c'est ce que je ferai, n'en déplaise à leurs mères.

 

Pauvre humanité ; que ne faut-il pas faire pour t'aider malgré toi...

 

Bonsoir du bout du monde

 

Léo

 

 

 

 

*facile à reconnaître. La peau sur les os, l'élocution difficile, l'attention distraite par tout stimulus extérieur ; détail qui ne trompe pas, le visage allongé avec les oreilles d'un Gainsbourg elfique. Presque aussi évident qu'un syndrome de Larsen**

 

 

**d'où je tiens tout ça ? De la conviction suivante : méfiez-vous d'un mec qui bosse avec les gamins et n'a aucune connaissance médicale. Son boulot ne l'intéresse pas vraiment.

 

 

***du moins celles qui sont appliquées, les seule qui comptent. Les lois non appliquées ont de la valeur, mais pas en tant que lois : en tant qu'idées. On reviendra la-dessus un jour, c'est important.

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